Les deux enfants emboîtaient le pas derrière lui. Comme ils passaient devant un de ces épais treillis grillés qui indiquent la boutique d'un boulanger, car on met le pain comme l'or derrière des grillages de fer, Gavroche se tourna: – Ah çà, mômes, avons-nous dîné? – Monsieur, répondit l'aîné, nous n'avons pas mangé depuis tantôt ce matin. – Vous êtes donc sans père ni mère? reprit majestueusement Gavroche. – Faites excuse, monsieur, nous avons papa et maman, mais nous ne savons pas où ils sont. – Des fois, cela vaut mieux que de le savoir, dit Gavroche qui était un penseur. – Voilà, continua l'aîné, deux heures que nous marchons, nous avons cherché des choses au coin des bornes, mais nous ne trouvons rien. – Je sais, fit Gavroche. C'est les chiens qui mangent tout. Il reprit après un silence: – Ah! nous avons perdu nos auteurs. Nous ne savons plus ce que nous en avons fait. Ça ne se doit pas, gamins. C'est bête d'égarer comme ça des gens d'âge. Ah çà! il faut licher pourtant. Du reste il ne leur fit pas de questions. Etre sans domicile, quoi de plus simple? L'aîné des deux mômes, presque entièrement revenu à la prompte insouciance de l'enfance, fit cette exclamation: – C'est drôle tout de même. Maman qui avait dit qu'elle nous mènerait chercher du buis bénit le dimanche des rameaux. – Neurs, répondit Gavroche. – Maman, reprit l'aîné, est une dame qui demeure avec mamselle Miss. – Tanflûte, repartit Gavroche. Cependant il s'était arrêté, et depuis quelques minutes il tâtait et fouillait toutes sortes de recoins qu'il avait dans ses haillons. Enfin il releva la tête d'un air qui ne voulait qu'être satisfait, mais qui était en réalité triomphant. – Calmons-nous, les momignards. Voici de quoi souper pour trois. Et il tira d'une de ses poches un sou. Sans laisser aux deux petits le temps de s'ébahir, il les poussa tous deux devant lui dans la boutique du boulanger, et mit son sou sur le comptoir en criant: – Garçon! cinqu centimes de pain. Le boulanger, qui était le maître en personne, prit un pain et un couteau. – En trois morceaux, garçon! reprit Gavroche, et il ajouta avec dignité: – Nous sommes trois. Et voyant que le boulanger, après avoir examiné les trois soupeurs, avait pris un pain bis, il plongea profondément son doigt dans son nez avec une aspiration aussi impérieuse que s'il eût eu au bout du pouce la prise de tabac du grand Frédéric, et jeta au boulanger en plein visage cette apostrophe indignée: – Keksekça? Ceux de nos lecteurs qui seraient tentés de voir dans cette interpellation de Gavroche au boulanger un mot russe ou polonais, ou l'un de ces cris sauvages que les Yoways et les Botocudos se lancent du bord d'un fleuve à l'autre à travers les solitudes, sont prévenus que c'est un mot qu'ils disent tous les jours (eux nos lecteurs) et qui tient lieu de cette phrase: qu'est-ce que c'est que cela? Le boulanger comprit parfaitement et répondit: – Eh mais! c'est du pain, du très bon pain de deuxième qualité. – Vous voulez dire du larton brutal, reprit Gavroche, calme et froidement dédaigneux. Du pain blanc, garçon! du larton savonné! je régale. Le boulanger ne put s'empêcher de sourire, et tout en coupant le pain blanc, il les considérait d'une façon compatissante qui choqua Gavroche. – Ah çà, mitron! dit-il, qu'est-ce que vous avez donc à nous toiser comme ça? Mis tous trois bout à bout, ils auraient fait à peine une toise. Quand le pain fut coupé, le boulanger encaissa le sou, et Gavroche dit aux deux enfants: – Morfilez. Les petits garçons le regardèrent interdits. Gavroche se mit à rire: – Ah! tiens, c'est vrai, ça ne sait pas encore, c'est si petit! Et il reprit: – Mangez. En même temps, il leur tendait à chacun un morceau de pain. Et, pensant que l'aîné, qui lui paraissait plus digne de sa conversation, méritait quelque encouragement spécial et devait être débarrassé de toute hésitation à satisfaire son appétit, il ajouta en lui donnant la plus grosse part: – Colle-toi ça dans le fusil. Il y avait un morceau plus petit que les deux autres; il le prit pour lui. Les pauvres enfants étaient affamés, y compris Gavroche. Tout en arrachant leur pain à belles dents, ils encombraient la boutique du boulanger qui, maintenant qu'il était payé, les regardait avec humeur. – Rentrons dans la rue, dit Gavroche. |
La mort de Gavroche Nous sommes le 6 juin 1832,rue de la chanvrerie.Depuis la veille,les insurgés savent que leur bataille est perdue ,mais résistent héroïquement .En face d'eux,l'armée ,avec deux canons dont les boulets n'ont provoqué qu'une bréche dans la barricade ,et une escouade de la garde nationale dont l'assaut vient d'être repoussé ,mais Gavroche vient d'entendre dire que les munitions manquent . Courfeyrac tout à coup aperçut quelqu'un au bas de la barricade, dehors, dans la rue, sous les balles. Gavroche avait pris un panier à bouteilles, dans le cabaret, était sorti par la coupure, et était paisiblement occupé à vider dans son panier les gibernes pleines de cartouches des gardes nationaux tués sur le talus de la redoute. – Qu'est-ce que tu fais là? dit Courfeyrac. Gavroche leva le nez: – Citoyen, j'emplis mon panier. – Tu ne vois donc pas la mitraille? Gavroche répondit: – Eh bien, il pleut. Après? Courfeyrac cria: – Rentre! – Tout à l'heure, fit Gavroche. Et, d'un bond, il s'enfonça dans la rue. On se souvient que la compagnie Fannicot, en se retirant, avait laissé derrière elle une traînée de cadavres. Une vingtaine de morts gisaient çà et là dans toute la longueur de la rue sur le pavé. Une vingtaine de gibernes pour Gavroche. Une provision de cartouches pour la barricade. La fumée était dans la rue comme un brouillard. Quiconque a vu un nuage tombé dans une gorge de montagnes entre deux escarpements à pic, peut se figurer cette fumée resserrée et comme épaissie par deux sombres lignes de hautes maisons. Elle montait lentement et se renouvelait sans cesse; de là un obscurcissement graduel qui blêmissait même le plein jour. C'est à peine si, d'un bout à l'autre de la rue, pourtant fort courte, les combattants s'apercevaient. Cet obscurcissement, probablement voulu et calculé par les chefs qui devaient diriger l'assaut de la barricade, fut utile à Gavroche. Sous les plis de ce voile de fumée, et grâce à sa petitesse, il put s'avancer assez loin dans la rue sans être vu. Il dévalisa les sept ou huit premières gibernes sans grand danger. Il rampait à plat ventre, galopait à quatre pattes, prenait son panier aux dents, se tordait, glissait, ondulait, serpentait d'un mort à l'autre, et vidait la giberne ou la cartouchière comme un singe ouvre une noix. De la barricade, dont il était encore assez près, on n'osait lui crier de revenir, de peur d'appeler l'attention sur lui. Sur un cadavre, qui était un caporal, il trouva une poire à poudre. – Pour la soif, dit-il, en la mettant dans sa poche. A force d'aller en avant, il parvint au point où le brouillard de la fusillade devenait transparent. Si bien que les tirailleurs de la ligne rangés et à l'affût derrière leur levée de pavés, et les tirailleurs de la banlieue massés à l'angle de la rue, se montrèrent soudainement quelque chose qui remuait dans la fumée. Au moment où Gavroche débarrassait de ses cartouches un sergent gisant près d'une borne, une balle frappa le cadavre. – Fichtre! fit Gavroche. Voilà qu'on me tue mes morts. Une deuxième balle fit étinceler le pavé à côté de lui. Une troisième renversa son panier. Gavroche regarda, et vit que cela venait de la banlieue. Il se dressa tout droit, debout, les cheveux au vent, les mains sur les hanches, l'oeil fixé sur les gardes nationaux qui tiraient, et il chanta: On est laid à Nanterre, C'est la faute à Voltaire, Et bête à Palaiseau, C'est la faute à Rousseau. Puis il ramassa son panier, y remit, sans en perdre une seule, les cartouches qui en étaient tombées, et, avançant vers la fusillade, alla dépouiller une autre giberne. Là une quatrième balle le manqua encore. Gavroche chanta: Je ne suis pas notaire, C'est la faute à Voltaire, Je suis petit oiseau, C'est la faute à Rousseau. Une cinquième balle ne réussit qu'à tirer de lui un troisième couplet: Joie est mon caractère, C'est la faute à Voltaire, Misère est mon trousseau, C'est la faute à Rousseau. Cela continua ainsi quelque temps. Le spectacle était épouvantable et charmant. Gavroche, fusillé, taquinait la fusillade. Il avait l'air de s'amuser beaucoup. C'était le moineau becquetant les chasseurs. Il répondait à chaque décharge par un couplet. On le visait sans cesse, on le manquait toujours. Les gardes nationaux et les soldats riaient en l'ajustant. Il se couchait, puis se redressait, s'effaçait dans un coin de porte, puis bondissait, disparaissait, reparaissait, se sauvait, revenait, ripostait à la mitraille par des pieds de nez, et cependant pillait les cartouches, vidait les gibernes et remplissait son panier. Les insurgés, haletants d'anxiété, le suivaient des yeux. La barricade tremblait; lui, il chantait. Ce n'était pas un enfant, ce n'était pas un homme; c'était un étrange gamin fée. On eût dit le nain invulnérable de la mêlée. Les balles couraient après lui, il était plus leste qu'elles. Il jouait on ne sait quel effrayant jeu de cache-cache avec la mort; chaque fois que la face camarde du spectre s'approchait, le gamin lui donnait une pichenette. Une balle pourtant, mieux ajustée ou plus traître que les autres, finit par atteindre l'enfant feu follet. On vit Gavroche chanceler, puis il s'affaissa. Toute la barricade poussa un cri; mais il y avait de l'Antée dans ce pygmée; pour le gamin toucher le pavé, c'est comme pour le géant toucher la terre; Gavroche n'était tombé que pour se redresser; il resta assis sur son séant, un long filet de sang rayait son visage, il éleva ses deux bras en l'air, regarda du côté d'où était venu le coup, et se mit à chanter. Je suis tombé par terre, C'est la faute à Voltaire, Le nez dans le ruisseau, C'est la faute à... Il n'acheva point. Une seconde balle du même tireur l'arrêta court. Cette fois il s'abattit la face contre le pavé, et ne remua plus. Cette petite grande âme venait de s'envoler. |
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