Qui est Alain ? Alain ,de son vrai nom Emile Chartier ( 1868-1951) est né dans la petite ville de Mortagne-au-Perche qui lui consacre aujourd'hui un trés beau musée . Fils de vétérinaire ,il tient de sa mére une grande robustesse' physique .Cet homme fort et passionné n'eut donc qu'à écouter ses états d'âmes pour écrire de grands morceaux de philosophie . Professeur de philosophie pendant quarante ans , Alain exerce un incontestable ascendant sur les jeunes lycéens qui l'écoutent. Propos sur le bonheur " est un pur joyau ,où , je vais souvent me ressourcer . Les 3 textes que je vous propose sont mes préférés ,j'espére qu'ils vous donneront l'envie de vous plonger dans le célébre livre d'Alain .
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En famille Il y a deux espéces d'hommes ,ceux qui s'habituent au bruit et ceux qui essaient de faire taire les autres .J'en ai connu beaucoup qui ,lorsqu'ils travaillent ou lorsqu'ils attendent le sommeil , entrent en fureur pour une voix qui murmure ou pour une chaise un peu vivement remuée; j'en ai connu d'autres qui s'interdisent absolument de régler les actions d'autrui;ils aimeraient mieux perdre une précieuse idée ou deux heures de sommeil que d'arrêter les conversations , les rires et les chants du voisin . Ces deux espéces de gens fuient leurs contraires et cherchent leurs semblables par le monde .C'est pourquoi on rencontre des familles qui différent beaucoup les unes des autres par les règles et les maximes de la vie en commun . Il y a des familles où il est tacitement convenu que ce qui déplaît à l'un est interdit à tous les autres .L'un est gêné par le parfum des fleurs ,l'autre par les éclats de voix ;l'un exige le silence du soir et l'autre le silence du matin .Celui-ci ne veut pas qu'on touche à la religion ;celui-là grince des dents dés qu'on parle politique .Tous se reconnaissent les uns aux autres un droit de "veto"; tous exercent ce droit avec majesté .L'un dit : " J'aurai la migraine toute la journée ,à cause de ces fleurs " ,et l'autre : " Je n'ai pas fermé l'oeil cette nuit à cause de cette porte qui a été poussée un peu trop vivement vers onze heures." C'est à l'heure du repas ,comme à une sorte de Parlement ,que chacun fait ses doléances .Tous connaissent bientôt cette charte compliquée ,et l'éducation n'a pas d'autre objet que de l'apprendre aux enfants . Finalement ,tous sont sont immobiles ,et se regardent et disent des pauvretés.Cela fait une paix morne et un bonheurennuyé.Seulement comme ,tout compte fait , chacun est plus gêné par tous les autres qu'il ne les gêne, tous se croient génèreux et répétent avec conviction : " Il ne faut pas vivre pour soi ;il faut penser aux autres ." Il y a aussi d'autres familles où la fantaisie de chacun est chose sacrée,chose aimée, et où nul ne songe jamais que sa joie puisse être importune aux autres .Mais ne parlons point de ceux-là ;ce sont des égoïstes. 12 juillet 1907 |
L'ennui Quand un homme n'a rien à construire ou à détruire ,il est trés malheureux .Les femmes, j'entends celles qui sont occupées à chiffonner et à pouponner ,ne comprendront jamais bien pourquoi les hommes vont au café et jouent aux cartes .Vivre avec soi et méditer sur soi ,cela ne vaut rien . Dans l'admirable "Wilhelm Meister" de Goethe ,il y a une "Société de Renoncement "dont les membres ne doivent jamais penser ni à l'avenir ni au passé.Cette régle ,autant qu'on peut la suivre est trés bonne.Mais,pour qu'on puisse la suivre ,il faut que les mains et les yeux soient occupés.Percevoir et agir,voilà les vrais remédes.Au contraire ,si l'on tourne ses pouces,on tombera bientôt dans la crainte et dans le regret.La pensée est une espéce de jeu qui n'est pas toujours trés sain .Communément ,on tourne sans avancer .C'est pourquoi le grand Jean-Jacques ( Rousseau )a écrit : " L'homme qui médite est un animal dépravé." La nécessité nous tire de là ,presque toujours .Nous avons presque tous un métier à faire ,et c'est trés bon .Ce qui nous manque ,ce sont de petits métiers qui nous reposent de l'autre .J'ai souvent envié les femmes ,parcequ'elles font du tricot ou de la broderie .Leurs yeux ont quelque chose de réel à suivre ;cela fait que les images du passé et de l'avenir n'apparaissent vivement que par éclairs .Mais ,dans ces réunions où l'on use le temps ,les hommes n'ont rien à faire ,et bourdonnent comme des mouches dans une bouteille . Les heures d'insomnie,lorsque l'on n'est pas malade ne sont si redoutées ,je crois ,que parceque l'imagination est alors trop libre et n'a point d'objets réels à considérer .Un homme se couche à dix heures et ,jusqu'à minuit,il saute comme une carpe en invoquant le dieu du sommeil.Le même homme ,à la même heure ,s'il était au théâtre ,oublierait tout à fait sa propre existence. Ces réflexions aident à comprendre les occupations variées qui remplissent la vie des riches .Ils se donnent mille devoirs et mille travaux et y courent comme au feu .Ils font dix visites par jour et vont du concert au théâtre .Ceux qui ont un sang plus vif se jettent dans la chasse,la guerre ou les voyages périlleux .D'autres roulent en auto et attendent impatiemment l'occasion de se rompre les os en aéroplane .Il leur faut des actions nouvelles et des perceptions nouvelles .Ils veulent vivre dans le monde ,et non en eux-mêmes.Comme les grands mastodontes broutaient des forêts ,ils broutent le monde par les yeux .Les plus simples jouent à recevoir de grands coups de poing dans le nez et dans l'estomac ;cela les ramène aux choses présentes ,et ils sont trés heureux .Les guerres sont peut-être premiérement un reméde à l'ennui ;on expliquerait ainsi que ceux qui sont les plus disposés à accepter la guerre ,sinon à la vouloir ,sont souvent ceux qui ont le plus à perdre .La crainte de mourir est une pensée d'oisif ,aussitôt effacée par une action pressante ,si dangereuse qu'elle soit .Une bataille est sans doute une des circonstances où l'on pense le moins à la mort .D'où ce paradoxe :mieux on remplit sa vie ,moins on craint de la perdre . Le 9 janvier 1909 |
Heureux agriculteurs Le travail est la meilleure et la pire des choses;la meilleure ,s'il est libre ,la pire ,s'il est serf.J'appelle libre au premier degré le travail réglé par le travailleur lui-même,d'aprés son savoir propre et selon l'expérience,comme d'un menuisier qui fait une porte .Mais il y a de la différence si la porte qu'il fait est pour son propre usage,car c'est alors une expérience qui a de l'avenir;il pourra voir le bois à l'épreuve ,et son oeil se réjouira d'une fente qu'il avait prévue .Il ne faut point oublier cette fonction d'intelligence qui fait des passions si elle ne fait des portes .Un homme est heureux dés qu'il reprend des yeux les traces de son travail et les continue ,sans autre maître que la chose ,dont les leçons sont toujours bien reçues .Encore mieux si l'on construit le bateau sur lequel on naviguera ;il y a une reconnaissance à chaque coup de barre ,et les moindres soins sont retrouvés.On voit quelquefois dans les banlieues des ouvriers qui se font une maison peu à peu ,selon les matériaux qu'ils se procurent et selon le loisir;un palais ne donne pas tant de bonheur,encore le vrai bonheur du prince est-il de se faire bâtir selon ses plans;mais heureux par-dessustout celui qui sent la trace de son coup de marteau sur le loquet de sa porte.La peine alors fait justement le plaisir;et tout homme préférera un travail difficile,où il invente et se trompe à son gré,à un travail tout uni ,mais selon les ordres .Le pire travail est celui que le chef vient troubler ou interrompre.La plus malheureuse des créatures est la bonne à tout faire ,quand on la détourne de ses couteaux pour la mettre au parquet ;mais les plus énergiques d'entre elles conquiérent l'empire sur leurs travaux ,et ainsi se font un bonheur . L'agriculture est donc le plus agréable des travaux,dés que l'on cultive son propre champ.La rêverie va continuellement du travail aux effets, du travail commencé au travail continué;le gain même n'est pas si présent ni si continuellement perçu que la terre elle-même orné des marques de l'homme.C'est un plaisir démesuré que de charroyer à l'aise sur des cailloux que l'on à mis .Et l'on se passe encore bien des profits si l'on est assuré de travailler toujours sur le même coteau .C'est pourquoi le serf attaché à la terre est moins serf qu'un autre .Toute domesticitée est supportée ,dés qu'elle a pouvoir sur son propre travail et certitude de durée .En suivant ces régles ,il est facile d'être bien servi,et même de vivre du travail des autres .Seulement le maître s'ennuiera ;d'où le jeu et les filles d'opéra .C'est toujours par l'ennui et ses folies que l'ordre social est rompu . Les hommes d'aujourd'hui ne différent pas beaucoup des Goths ,des Francs,des Alamans ,et d'autres pillards redoutables .Le tout est qu'ils ne s'ennuient point s'ils travaillent du matin au soir selon leur propre volonté .C'est ainsi qu'une agriculture massive réduit à des mouvements en quelque sorte ciliaires l'agitation des ennuyés.Mais il faut convenir que la fabrication en série n'offre point les mêmes ressources .Il faudrait marier l'industrie à l'agriculture comme on marie la vigne à l'ormeau.Toute usine serait campagnarde;tout ouvrier d'usine serait propriétaire d'un bien au soleil et cultiverait lui-même.cette nouvelle Salente compenserait l'esprit remuant par l'esprit rassis .Ne voit-on pas un essai de ce genre dans le maigre jardin de l'aiguilleur ,qui fleurir sur les rives du trafic aussi obstinément que l'herbe pousse entre les pavés? Le 28 août 1922 |
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Deux sites sur Alain ...Un article sur Wikipédia et un site sur les amis d'Alain le philosophe . |