Quand j'ai vu Bramasole pour la premiére fois ,j'ai immédiatement eu envie de suspendre mes vêtements d'été dans un armadio et de disposer mes livres sous une des fenêtres qui dominent la vallée.
"...J'aperçus rapidement une niche dans la murette ,puis levai les yeux vers une maison de deux étages ,dotée d'une imposte de fer forgé au-dessus de la grande porte flanquée de palmiers.
Dans la fraîcheur du matin ,la façade paraissait rayonnante ,patinée de teintes citron ,rouge et terra-cotta.Nous descendîmes de voiture sans dire mot .aprés tant de détours le long des routes inconnues ,cette maison semblait simplement nous attendre .
"Parfait,on la prend",dis-je pour plaisanter ,tandis que nous nous frayions un chemin parmi les herbes folles .Le signor Martini s'abstint de tout commentaire et regarda simplement avec nous . Nous avons traversé la pergola rouillée ,courbée sous le poids des rosiers grimpants .La double porte d'entrée a lâché un cri rauque ,comme un être vivant ,quand nous l'avons poussée.La fraîcheur émanait des murs de la maison ,aussi épais que mon bras est long .Le verre des fenêtres trembla .Je dégageai du pied la poussiére sableuse du sol et découvris en dessous des dalles lisses en parfait état.Ed ouvrit les fenêtres de chaque piéce et repoussa les volets pour trouver un spectacle toujours plus enchanteur,composé de cyprés ,de vertes collines caressantes ,et de villas lointaines dans la vallée .Il y avait même deux salles de bains en état de fonctionner .
Personne n'avait vécu là depuis trente ans et l'endroit nous parut un jardin enchanté ,recouvert par les herbes ,croulant sous les mûriers sauvages et la vigne vierge .
Aprés des années de recherches ,menées parfois en dilettante ,mais aussi jusqu'à l'épuisement ,je n'ai jamais vu une maison me dire oui aussi parfaitement .Cependant nous partions le lendemain et , lorsque nous avons appris le prix,nous avons tristement dit non et sommes rentrés chez nous .

En signant les derniers papiers ,nous nous sommes arrangés pour que l'on vienne nettoyer un peu la maison et nous avons fait livrer un lit .Nous avons acheté une bouteille fraîche de prosecco puis nous sommes arrêtés à la rosticceria prendre des courgettes à l'huile ,des olives ,un poulet rôti et des pommes de terre.
Nous arrivons à la maison ,étourdis par les événements et le verre de grappa .Anna et Lucia ont lavé les fenêtres ,exorcisé des couches de poussiére ,et autant de toiles d'araignées.A l'étage ,la salle de bains qui donne sur la terrasse dallée est immaculée .Elles ont paré le lit de ses draps bleus et neufs ,et laissé la porte-fenêtre ouverte ,devant les tilleuls ,au chant des coucous et des canaris .Nous cueillons les derniéres roses -roses- dans le jardin extérieur et les serrons dans le goulot de deux vieilles bouteilles de chianti .Une fois les volets fermés ,la chambre aux murs chaulés ,au plancher juste ciré,au lit tout propre et aux draps neufs,éclairée de roses légéres devant la fenêtre ,semble aussi pure sous notre ampoule de quarante watts que la cellule d'un franciscain .J'y mets à peine le pied que je suis sûre qu'il n'en est pas de plus parfaite .

Située seulement à deux kilométres de la ville ,la maison semble perdue au fond de la campagne .Nous ne voyons jamais aucun de nos voisins ,même si nous entendons parfois là-haut une voix masculine crier vieni qua ,viens ici ,à son chien .
Le soleil frappe nos murs comme une conviction religieuse .Je connais toujours l'heure à la façon dont-il les éclaire ,comme si notre demeure était un grand cadran solaire .A cinq heures et demie le matin ,les premiers rayons qui embrassent le balcon nous tirent du lit pour offrir leur aube nouvelle . A neuf heures ,l'astre gagne la fenêtre de mon bureau et s'abat sur les dalles .C'est celle que je préfère ,celle qui encadre le mieux la route et ses cyprés ,les cultures des collines et les Apennins au loin .
Je voudrais en faire une aquarelle ,mais mes couleurs ,toujours affreuses ,sont justes bonnes à remplir les tiroirs.Une heure plus tard ,le soleil s'est hissépar-dessus l'avant de la maison ,et une ombre brisée le long de la pelouse nous prévient qu'il se dirige vers l'autre flanc de la montagne .Quand nous partons en ville à la fin de l'aprés-midi ,nous avons droit à un coucher grandiose ,tardif ,sur le Val di Chiana ,qui s'étire jusqu'à dissolution compléte et marbre ensuite le ciel de safran et d'or pour éclairer doucement notre retour .Puis à neuf heures et demie s'installe l'obscurité violette .

La signora qui habitait ici il y a cent ans pourrait entrer cette minute même et se mettre à cuisiner .Elle apprécierait l'évier de porcelaine assez grand pour y baigner un nourrisson ,la paillasse et le robinet courbe et chromé. Je l'imagine avec un menton pointu et des yeux noirs luisants ,les cheveux enroulés et maintenus par un peigne .Vêtue d'épais souliers à lacets et d'une robe noire aux manches relevées ,elle est prête à étendre la pâte à raviolis .Elle serait sans aucun doute ravie de trouver des appareils moderne ,mais cela mis à part ,elle se sentirait parfaitement chez elle .
Au cours de ma prochaine existence ,lorsque je serai architecte ,je dessinerai toujours des maisons aux cuisines ouvertes sur le dehors.J'aime sortir et m'asseoir écosser mes haricots sur la murette de pierre .J'y laisse de la vaisselle sale à tremper ,j'y fais sécher mes torchons ,et toute eau encore bonne revient à la roquette ,au thym et au romarin plantés juste devant . Comme la double porte-fenêtre reste ouverte jour et nuit en été ,la cuisine est toujours pleine d'air et de lumiére .
Une guêpe -est-ce la même ?-vient chaque jour boire au robinet et repart aussitôt.

France Mayes est professeur de littérature à l'Université de san francisco.Elle est l'auteur de plusieurs recueils de poésie ainsi que de nombreux articles sur la gastronomie et les vins (introuvables en France : j'ai cherché partout ).
C'est une folle de gastronomie et de bons vins ,elle écrit donc de nombreux articles dans le New York Times et dans Food and Wine.
Elle partage désormais sa vie entre San Francisco et Cortona , en Toscane .
Pour vous donnez le goût de lire ses différents livres ( Bella Italia et Sous le soleil de Toscane qui parlent essentiellement de ses aventures italiennes ) ,je vous propose de découvrir la préface de "Sous le soleil de Toscane ":

Cortona ,le village où s'est installée France Mayes et qu'elle décrit si joliment dans ses livres

"Qu'est-ce que vous faites pousser ,là?"
Le tapissier dans l'allée ,est en train de remonter un fauteuil vers la maison ,mais son oeil vif ne quitte pas le grand jardin .
Je réponds :"De la vigne et des olives .
-Bien sûr ,de la vigne et des olives ,mais à part ça ?
-Des plantes aromatiques ,des fleurs ...Nous ne serons pas là au printemps ,on ne peut guére planter autre chose."
Il pose le siége dans l'herbe humide et examine les oliviers bien élagués sur les terrasses que nous déblayons en ce moment pour faire revenir la vigne .
"Plantez des pommes de terre ,conseille-t-il .ça pousse tout seul." Il me montre la troisiéme terrasse ." Il y a plein de soleil ,là , c'est idéal .Mettez des rattes ,des rosevals ,c'est bon pour les gnocchi di patate ."

C'est ainsi qu'au début de notre cinquiéme été ici ,nous arrachons nos pommes de terre avant le dîner .Elles se détachent trés facilement ,on croirait chercher des oeufs de Pâques .Leur propreté me surprend .Elles brillent à peine passées sous l'eau.
Il en va des pommes de terre comme d'à peu prés tout le reste ,depuis que nous avons entrepris il y a quatre ans de restaurer cette villa abandonnée de Toscane et de réaménager ses jardins .Francesco Falco est un homme de soixante-quinze ans qui a consacré la majeure partie de sa vie à l'entretien des vignes .Nous l'observons enfouir dans le sol la griffe d'un vieux cep qui se régénérera bientôt ,puis nous l'imitons .La vigne pousse à merveille .Nous sommes des étrangers qui avons le privilége de nous trouver ici et nous voulons tout faire ,tout essayer .Nous avons beaucoup restauré nous-mêmes ;" une réussite " aurait dit mon grand-pére ," fruit d'une sainte ignorance ".
Dés les premiéres journées de juin ,il faut arracher les herbes folles qui encombrent la terrasse .Sous la chaleur violente de juillet le sol devient trés sec ,et la maison doit être protégée du feu . L'Italie a la profondeur de plusieurs millénaires et je siége aujourd'hui sur un îlot de terre au sommet de ceux-ci ,réjouie par le spectacle de ces lis sauvages ,orange, au flanc de la colline .Je les admire encore lorsqu'un vieil homme s'arrête sur la route pour me demander si je vis ici.Il dit bien connaître l'endroit .Il s'interrompt pour observer la murette de pierre ,puis d'une voix douce m'apprend que son frére fut tué là .Agé de dix-sept ans ,il était soupçonné d'être un partisan.Le vieil homme hoche longuement la tête et je sais qu'il ne regarde pas mon jardin de roses ,ni la petite haie de sauge et de lavande .Il est au-delà dans le temps .Il me souffle un baiser depuis le creux de sa main ." Bella casa ,signora ."
Le lecteur ,je l'espére ,est un ami venu nous rendre visite qui apprend à verser la farine sur le gros plan de travail avant d'y mettre l'oeuf,qui se réveille au quatriéme cri du coucou caché dans les tilleuls ,et descend les terrasses du jardin en chantant pour les vignes ;un ami qui cueille de grands bocaux de prunes et m'accompagne au fil des collines dans ces villages dont les hautes tours débordent de géraniums ;qui veut voir les olives le jour où elles apparaissent .Un ami de vacances vient toujours pour le plaisir .
Sentez-vous le vent envelopper le marbre brûlant des statues ? Comme de vieux paysans ,nous pourrions nous asseoir prés de la cheminée ,griller des tranches de pain à l'huile et déboucher un jeune chianti . Au retour de de quelque grande salle ornée de Vierges Renaissance ,une fois parcouru les chemins poussiéreux d'Umbertide ,je mets à frire une poêlée de petites anguilles ,garnie d'ail et de sauge .Il fait frais sous le figuier où les deux chats se lovent .J'ai compté :la colombe roucoule soixante fois par minute .Le mur étrusque au-dessus de la maison date du VIII éme siécle av. J.C .Parlons .Nous avons le temps .

Cortona ,1995.