Fahrenheit 451 |
Premier extrait :La rencontre de Guy Montag avec Clarisse : Les feuilles de l'automne volaient au ras du trottoir baigné de lune et la jeune fille qui venait vers lui ,comme fixée sur un promenoir roulant ,semblait se laisser emporter par le mouvement du vent et des feuilles . La tête inclinée en avant ,elle regardait ses souliers pris dans les remous circulaires des feuilles .Elle avait un visage menu ,d'un blanc laiteux ,avec une expression avide et tendre d'insatiable curiosité pour tout ce qui l'environnait .Ses yeux sombres au regard surpris se fixaient sur le monde avec une telle intensité que nul mouvement des choses ne pouvait leur échapper .Elle avait une robe blanche aux plis chuchotants. Il crut presque entendre le balancement de ses mains tandis qu'elle s'approchait ,puis un bruissement infime quand elle détourna son visage pâle en découvrant devant elle un homme qui attendait ,planté au milieu du trottoir . Au -dessus d'eux,dans un grand froissement de feuilles ,les arbres secouaient leur pluie séche . La jeune fille s'arrêta ,parut sur le point de rebrousser chemin mais ,au contraire ,fixa sur Montag des yeux si noirs ,si brillants et si pleins de vie qu'il eut l'impression d'avoir dit quelque chose de merveilleux .Mais il savait qu'il n'avait remué les lévres que pour dire " bonsoir ". Puis ,comme elle semblait hypnotisée par la salamandre sur son bras et le cercle enfermant un phénix sur sa poitrine ,il parla de nouveau . -Mais c'est vrai ,dit-il .vous êtes notre nouvelle voisine ,n'est-ce pas ? -Et vous devez être...-elle détacha ses regards des insignes professionnels -...le pompier ,acheva-t-elle d'une voix trainante . -Vous avez dit ça drôlement. -Je ...je vous aurais reconnu les yeux fermés , dit-elle avec lenteur. -Ah...l'odeur du pétrole ? Ma femme s'en plaint toujours ,dit-il en riant .On n'arrive jamais à la faire disparaître complétement . -Non,jamais ,dit-elle ,apeurée. Il eut l'impression qu'elle tournait autour de lui ,l'examinait sur toutes les coutures ,le secouait calmement ,vidait ses poches .Elle n'avait pas fait un geste . -Le pétrole,reprit-il dans le silence qui se prolongeait .Pour moi c'est un parfum. -Vous le pensez vraiment ? -Mais oui , pourquoi pas ? Elle s'accorda un instant de réflexion . -Je ne sais pas . Elle se tourna dans la direction de leurs maison . -Vous permettez que je revienne avec vous ? Je m'appelle Clarisse McClellan. -Clarisse .Guy Montag .allons-y.qu'est-ce que vous fabriquez dehors à une heure pareille ? Quel âge avez-vous ? Ils avançaient dans la brise à la fois tiéde et fraîche de la nuit sur le trottoir argenté .Un léger parfum d'abricots mûrs et de fraises flottait dans l'air .Il regarda autour de lui et se rendit compte que c'était absolument impossible ,à une époque aussi avancée de l'année. Il n'y avait plus maintenant que la jeune fille marchant à ses côtés,le visage brillant comme la neige sous le clair de lune et il savait qu'elle méditait ses questions ,cherchant les meilleures réponses possibles à lui donner . -Eh bien,voilà ,dit-elle .J'ai dix-sept ans et je suis folle .Mon oncle affirme que les deux vont toujours ensemble .Si on te demande ton âge ,me dit-il ,réponds toujours que tu as dix-sept ans et que tu es timbrée .N'est ce pas une heure merveilleuse de la nuit pour se promener ? J'aime sentir les choses ,regarder les choses et quelquefois je passe toute la nuit debout ,à marcher ,et je regarde le soleil se lever . Ils firent quelques pas en silence puis elle déclara d'un ton pensif: -Vous savez ,je n'ai pas du tout peur de vous . -Pourquoi auriez-vous peur ? fit-il ,surpris. -Tant de gens ont peur .Peur des pompiers ,je veux dire .Mais vous n'êtes qu'un homme ,aprés tout ... Il se vit dans les yeux de la jeune fille ,suspendu ,au coeur de deux gouttes d'eau luisantes .Minuscule,sombre ,net jusqu'aux moindres détails ,avec les plis aux commissures de ses lévres.Son image exacte dans ces yeux devenus deux fragments d'ambre violet doués du pouvoir de l'emprisonner et de le conserver intact. Elle tourna son visage vers lui ,un visage de cristyal laiteux et fragile éclairé d'une lueur douce et continue . Ce n'était pas la lumiére hystérique de l'électricité mais ...quoi ? Mais la lumiére étrangement confortable et rare ,la lumiére caressante d'une bougie . Un jour ,quand il était petit ,pendant une panne d'électricité ,sa mére avait déniché et allumé une derniére bougie ,et durant une heure trop bréve ,ils avaient redécouvert que l'espace ,dans cet éclairage ,perdait ses vastes dimensions et se ramassait, amical,autour d'eux et tous deux ,la mére et le fils ,seuls,transformés ,avaient espéré que le courant ne reviendrait pas trop vite... -Vous permettez que je vous pose une question ? dit alors Clarisse .Depuis combien de temps travaillez-vous comme pompier ? -Depuis dix ans .j'en avais vingt. -Vous ne lisez jamais les livres que vous brûlez? Il se mit à rire. -C'est contre la loi. -Oh,c'est vrai. C'est un chic boulot .Le lundi ,brûler Millay,le mercredi Whitman,le vendredi Faulkner,les mettre en cendres ,ensuite brûler les cendres .c'est notre slogan officiel . Ils firent quelques métres puis la jeune fille demanda . -Est-ce vrai qu'autrefois les pompiers éteignaient le feu au lieu de l'allumer ? - Non ,les maisons ont toujours été ignifugées,croyez-moi -Bizarre.J'ai entendu dire une fois qu'il y a longtemps ,les maisons prenaient feu quelquefois par accident et qu'on faisait venir les pompiers pour éteindre l'incendie . Il se remit à rire . Elle lui jeta un rapide coup d'oeil. -Pourquoi riez-vous ? -Je ne sais pas .Il eut encore un éclat de rire et s'arrêta . -Pourquoi ? Vous riez quand je n'ai rien dit de drôle et vous répondez tout de suite .Vous ne réfléchissez jamais aux questions que je vous pose. Il s'arrêta de marcher. ![]() |